PREMIERE ACTE
(Un petit château
médiéval dans le sud-ouest de la France. Assis sur un siège, Jaufré
Rudel tient dans les mains un instrument de musique, une vièle, ou
un luth arabe. Il est en train de composer une chanson. Il agence
les paroles, les notes)
JAUFRE J'ai appris à parler du
bonheur, à être heureux je n'ai
point appris.
(Il fait "non" de la
tête)
A parler du bonheur j'ai
appris, à être heureux point n'ai
appris.
(Il fait "oui" de la
tête)
J'ai vu un rossignol sur la
branche, ses mots appelaient sa campagne. Mes
propres mots n'appellent que d'autres
mots, mets vers n'appellent que
d'autres vers. Me diras-tu, rossignol... (Il s'interrompt)
Rossignol me diras-tu,
rossignol.
(Il fait "oui")
Rossignol me diras-tu,
rossignol.
LES COMPAGNONS EN CHOEUR Rossignol ne te dira rien!
JAUFRE Compagnons, laissez-moi
finir!
LES COMPAGNONS Non, Jaufré, nous ne te
laisserons pas, écoute-nous. Nous ne dirons que les
paroles que nous sommes venus dire, Ensuite nous partirons,
promis! Tu ne nous verras plus...
JAUFRE Je ne vous demande pas de
partir, compagnons, Je vous demande seulement de me laisser terminer mon
couplet, Je cherche un mot..
LES COMPAGNONS Si tu cherches un mot,
Tu le trouveras parmi ceux
que nous allons te dire. Ecoute-nous!
(Jaufré hausse les
épaules, boudeur, et se met à gratter sur son instrument le même
air, sans les paroles, qu'il mime seulement de ses lèvres,
comme s'il les composait à mi-voix. Et lorsque ses
compagnons en chœur commencent à le sermonner, il s'empare
de leurs mots pour les mettre en musique. Parfois même
il anticipe, tant il sait d'avance ce que le sens commun
voudrait lui assener)
LES COMPAGNONS Jaufré, tu as changé, tu as
perdu ta joie. Tes lèvres ne cherchent
plus les goulots des bouteilles Ni les lèvres des femmes..
JAUFRE (les imitant) Jaufré, tu as changé, tu as
perdu ta joie, Pourtant les tavernes
d'Aquitaine Se souviennent encore de
tes rires Ton nom reste gravé au
couteau Dans le bois sombre de leur
tables (Arrêtant de gratter son
luth)
Ai-je oublié quelque chose?
Ah oui.. (Recommençant à jouer)
Jaufré Rudel, rappelle-toi, Les dames te regarderaient
avec terreur Et les hommes avec envie.. (Arrêtant de gratter)
Ou est-ce l'inverse que
l'on disait? (Recommençant)
Les hommes te regardaient
avec terreur Et les dames avec envie.
LES COMPAGNONS Moque-toi, Jaufré,
moque-toi tant que tu voudras, Mais tu étais heureux
chaque nuit et à chaque réveil, L'aurais-tu déjà oublié?
JAUFRE Peut-être que j'étais
heureux, compagnons, oui, peut-être Mais de toutes les nuits de ma jeunesse Il ne me
reste rien, De tout ce que j'ai bu
il ne me reste qu'une
immense soif de toutes les étreintes
il ne me reste que deux
bras maladroits. Ce Jaufré-là qui l'on a entendu brailler dans les
tavernes, on ne l'entendra plus. Ce Jaufré-là qui chaque
nuit pesait son corps sur la
bascule d'un corps de femme, on ne le verra plus..
LES COMPAGNONS Ainsi tu ne veux plus
jamais tenir aucune femme dans tes bras!
JAUFRE La femme que je désire est
si loin, si loin, Que Jamais mes bras ne se
fermeront autour d'elle.
LES COMPAGNONS (moqueurs) Ou est-elle donc, cette
femme?
JAUFRE (songeur, absent) Elle est loin, loin, loin.
LES COMPAGNONS Qui est-elle, cette femme?
Comment est-elle?
JAUFRE Elle est gracieuse et
humble et vertueuse et douce, Courageuse et timide,
endurante et fragile, Princesse à cœur de
paysanne, paysanne à cœur de
princesse, d'une voix ardente elle chantera mes
chansons..
(Pendant que Jaufré
énumère ainsi les qualités supposées de la femme lointaine, un
homme à l'allure imposante fait son entrée, s'appuyant sur un bâton
de pèlerin, portant un long manteau sans manches. Il contemple
avec bienveillance le troubadour, qui ne le voit pas encore, et qui
poursuit sa litanie)
Belle sans l'arrogance de
la beauté, Noble sans l'arrogance de
la noblesse, Pieuse sans l'arrogance de
la piété...
LES COMPAGNONS Cette femme n'existe pas,
dis-le-lui, Pèlerin, Toi qui as
parcouru le monde, dis-le-lui! Cette femme n'existe pas!
LE PELERIN (sans se presser) Peut-être bien qu'elle
n'existe pas Mais peut-être bien qu'elle
existe. Un jour, dans l'Outremer, j'ai vu
passer une dame.. (Jaufré et le chœur se
tournent vers lui et s'accrochent à ses lèvres pendant
qu'il reprend calmement son récit)
C'était à Tripoli, près de
la Citadelle. Elle passait dans la rue
pour se rendre à l'église, et soudain il n'y
avait plus qu'elle. Les conversations sons
tombées, les regards se sont tous
envolés vers elle come des papillons aux
ailes poudreuses qui viennent d'apercevoir
la lumière. Elle-même marchait sans
regarder personne, ses yeux trainaient à terre
devant elle comme â l'arrière trainait
sa robe. Belle sans l'arrogance de
la beauté, noble sans l'arrogance de
la noblesse, Pieuse sans l'arrogance de
la piété..
JAUFRE (demeure un moment sans
voix, et quand il parle à nouveau, c'est
seulement por dire) Parle-moi encore, l'ami, Parle-moi, Parle-moi
d'elle..
LE PELERIN Que veux-tu que je dise?
Je t'ai déjà tout dit, Nous étions près de la
Citadelle, C'était le dimanche de
Pâques, Elle s'appelle...
JAUFRE Non, attends, ne me dis pas
son nom! Pas encore! Dis-moi d'abord
qu'elle couleur ont ses yeux.
LE PELERIN (pris de court) Ses yeux.. Ses Yeux... Je ne l'ai pas observée
d'assez près...
JAUFRE (regardant au loin) Ses yeux ont la couleur de
la mer lorsque le soleil vient
juste de se lever, et que l'on regarde vers le
couchant les ténèbres qui s'éloignent....
LE PELERIN (cherchant à le ramener
sur terre) Jaufré, mon ami...
LES COMPAGNONS Jaufré, Jaufré Rudel, Ta
barque s'éloigne du rivage. Ton esprits
dérive...
(Mais le troubadour,
tout à son rêve, ne les écoute pas)
JAUFRE Et ses cheveux?
(cette fois encore, le
Pèlerin fait mine de protester, mais Jaufré enchaine, sans
même avoir repris son souffle)
JAUFRE (avec conviction) Ses cheveux sont si noirs
et soyeux que la nuit on ne
les voit plus, on les entend seulement
comme un murmure de feuillages...
LE PELERIN (ne songeant plus à le
contredire) Sans doute...
JAUFRE Et ses mains, ses mains
lisses, s'écoulent comme l'eau vive Je les recueille dans mes
paumes ouvertes et je me penche au-dessus
d'elles comme au-dessus d'une
fontaine pour boire les yeux
fermés...
(Pendant que Jaufré
parle ainsi, â lui-même, et se construit une amante imaginaire, son
visiteur, désemparé, se retire sur le bout des pieds. Les
compagnons aussi se sont éclipsés)
JAUFRE (seul, jouant parfois
son luth) Et ses lèvres sont une
autre source fraiche, Qui sourit et murmure les
mots qui réconfortent Et qui s'offre à l'amant
assoiffé... Et son corsage... Dis-moi,
l'ami, comment était-elle
habillée? (Constatant que le
Pèlerin est sorti, il demeure silencieux un long moment, au cours
duquel il passe de l'exaltation à la mélancolie. Puis il
reprend son monologue)
Qu'as-tu fais de moi,
Pèlerin? Tu m'as fait entrevoir la
source à laquelle je ne boirai
jamais, Jamais la dame lointaine ne
sera à moi, mais je suis à elle, pour
toujours, et je ne connaitrai plus
aucune autre. Pèlerin, qu'as-tu fait de
moi? Tu m'as donné le gout de la source lointaine, A laquelle jamais, jamais Je ne pourrai me
désaltérer.
DEUXIEME ACTE (Un jardin dans
l'enceinte de la Citadelle ou réside les comtes de Tripoli. Clémence est
sur un promontoire. Elle cherche à discerner quelque chose,
au loin, du côté de la mer, et lorsque le Pèlerin passe non
loin de là, elle l'interpelle)
CLEMENCE Homme de bien, dites-mois!
LE PELERIN (qui cherchait à passer
inaperçu, et qui se retourne
lentement vers elle) Est-ce moi que vous
appelez, Comtesse?
CLEMENCE Ce bateau qui a accosté
tout à l'heure, Sauriez-vous d'ou il vient?
LE PELERIN J'étais sur ce bateau,
noble dame Et je venais justement à la
Citadelle Souhaiter longue vie au
comte votre frère, Et aussi à vous-même.
Nous avions embarqué à
Marseille.
CLEMENCE Et avant Marseille, Pèlerin D'ou étiez-vous parti?
Duo
LE PELERIN De Blaye, Aquitaine, un
petit bourg Vous ne devez pas le
connaitre...
CLEMENCE (sans le regarder) Votre pays a-t-il mérité
que vous l'abandonniez ainsi? Vous
a-t-il affamé? Vous a-t-il humilié? Vous
a-t-il chassé?
LE PELERIN Rien de tout cela Comtesse. J'y ai laissé les êtres les
plus chers Mais il fallait que je
parte outremer Que j'aille contempler de
mes yeux Ce que l'Orient renferme de
plus étrange, Constantinople, Babylone,
Antioche, Les océans de sable, Les
rivières de braise, Les arbres qui pleurent des
larmes d'encens, Les lions dans les
montagnes d'Anatolie Et les demeures des Titans (un temps)
Et il fallait surtout que
je connaisse la Terre Sainte.
CLEMENCE (s'adressant à lui, mais
également au Ciel, ainsi qu'à
elle-même) Tant de gens qui rêvent de
venir en Orient, Et mois qui rêve d'en
partir. A l'âge de cinq ans j'ai
quitté Toulouse, Et depuis, rien ne m'a
consolée. Chaque bateau qui s'éloigne
me donne le sentiment d'avoir été
abandonnée.
LE PELERIN Tripoli est à vous,
pourtant, e le appartient à votre
noble famille. Et ce pays est maintenant
le vôtre. C'est ici que sont enterrés
vos parents.
CLEMENCE Ce pays est à moi?
Peut-être. Mais moi, je ne suis pas à lui. J'ai
les pieds dans les herbes d'ici, mais toutes
mes pensées gambadent dans les herbes
lointaines. Nous rêvons d'outremer l'un
et l'autre, mais votre outremer est
ici, Pèlerin, et le mien est là-bas. Mon outremer à moi est du
côté de Toulouse ou résonnent toujours les
appels de ma mère et mes rires d'enfant. Je me souviens encore
d'avoir couru pieds nus dans un chemin de pierre à
la poursuite d'un chat. Le chat était jeune, il est
peut-être encore en vie, et se
souvient de moi. Non, il doit être mort,
ou bien il m'a oubliée les
pierres du chemin. Je me souviens encore de
mon enfance mais rien dans le monde de
mon enfance ne se souvient de moi. Le pays ou je suis née
respire encore en moi, mais pour lui je suis
morte. Que je serais heureuse si
un seul muret, si un seul arbre, se
rappelait de moi.
LE PELERIN (après un long silence
d'hésitation) Un homme pense à vous.
CLEMENCE (qui avait parlé pour
elle-même, oubliant presque la présence du Pèlerin, et
qui revient lentement à la réalité) Qu'avez-vous dit?
LE PELERIN Un homme pense à vous
quelquefois.
CLEMENCE Quel homme ?
LE PELERIN Un troubadour.
CLEMENCE Un troubadour? Quel est son
nom?
LE PELERIN On l'appelle Jaufré Rudel.
Il est également prince de Blaye.
CLEMENCE (feignant
l'indifférence) Jaufré... Rudel... Il
m'aurait sans doute aperçue jadis lorsque j'étais enfant..
LE PELERIN Non, il ne vous a jamais
vue.. parait-il.
CLEMENCE (troublée) Mais alors comment
pourrait-il me connaitre?
LE PELERIN Un voyageur lui a dit un
jour que vous étiez Belle sans l'arrogance de
la beauté, Noble sans l'arrogance de
la noblesse, Pieuse sans l'arrogance de
la piété. Depuis, il pense à vous
sans cesse.. parait-il.
CLEMENCE Et il parle de mois dans
ses chansons?
LE PELERIN Il ne chante plus aucune
autre dame.
CLEMENCE Et il.. il mentionne mon
nom, dans ses chansons?
LE PELERIN Non, mais ceux qui
l'écoutent savent qu'il parle de vous.
CLEMENCE (désemparée, et soudain
irritée) De mois? Mais de quel droit
parle-t-il de moi?
LE PELERIN C'est à vous que Dieu a
donné la beauté, Comtesse, Mais pour les yeux des
autres.
CLEMENCE Et que dit ce troubadour?
LE PELERIN Ce que disent tous les
poètes, que vous êtes belle et
qu'il vous aime.
CLEMENCE (outrée) Mais de quel droit,
Seigneur, de quel droit?
LE PELERIN Rien ne vous oblige à
l'aimer, Comtesse, Mais vous ne pouvez
empêcher qu'il vous aime de loin. Il dit d'ailleurs
dans ses chansons Que vous êtes l'étoile
lointaine, Et qu'il languit de vous sans espoir de retour.
CLEMENCE Et que dit-il d'autre?
LE PELERIN Je n'ai pas bonne
mémoire... Il y a cependant une
chanson qui dit à peu près ceci: "Jamais d'amour je ne
jouirai Si je ne jouis de cet amour
de loin Car plus noble et meilleure
je ne connais En aucun lieu ni près ni
loin Sa valeur est si grande et
si vraie Que là-bas, au royaume des
Sarrasins Pour elle, je voudrais être
captif."
CLEMENCE (qui a des larmes aux
yeux) Ah Seigneur, et c'est moi
qui l'inspire
LE PELERIN (poursuivant sur le même
ton) "Je tiens Notre Seigneur
pour vrai Par qui je verrai l'amour
de loin Mais pour un bien qui m'en
échoit J'ai deux maux, car elle
est si loin Ah que je voudrais être
là-bas en pèlerin Afin que mon bâton et mon
esclavine Soient contemplés par ses
yeux si beaux."
CLEMENCE (continuant à feindre le
détachement, mais les tremblements de sa voix
la trahissent) Vous rappelez-vous d'autres
vers encore?
LE PELERIN "Il dit vrai celui qui me
dit avide Et désirant l'amour de loin Car aucune joie ne me
plairait autant Que de jouir de cet amour
de loin Mais ce que je veux m'est
dénié Ainsi m'a doté mon parrain Que j'aime et ne suis pas
aimé..." Et il dit bien d'autres
choses encore dont je ne me souviens
plus...
CLEMENCE (qui voudrait se montrer
moins secouée qu'elle ne l'est) Si vous voyez un jour cet
homme, dites-lui.. dites-lui...
LE PELERIN Que devrai-je lui dire?
CLEMENCE Non, rien, ne lui dites
rien.
(Elle se détourne, et le
Pèlerin se retirer sans un mot. Se retrouvant seule, elle
se met à chanter quelques vers parmi ceux que le Pèlerin lui
avait ré cités. Mais elle les chante en occitan)
CLEMENCE "Ja mais d'amor no'm
gauzirai si no'm gau d'est' amor de
loing, que gensor ni meillor non
sai vas nuilla part, ni pres ni loing..."
(Le Pèlerin, dissimulé
derrière une colonne, l'observe et l'écoute à son insu.
Puis il s'éloigne, tandis qu'elle même se reprend)
CLEMENCE Si ce troubadour me
connaissait, m'aurait-il chantée avec
tant de ferveur? M'aurait-il chantée s'il
avait pu sonder mon âme? Belle sans l'arrogance de
la beauté, lui a-t-on dit... Belle? Mais regardant sans
cesse autour de moi pour m'assurer qu'aucune
autre femme n'est plus belle! Noble sans l'arrogance de
la noblesse? Mais je convoite à la fois
les terres d'Occident et
les terres d'Orient, comme si la Providence
avait une dette envers moi! Pieuse sans l'arrogance de
la piété? Mais je me pavane dans mes
plus beaux vêtements sur le chemin de la messe, puis je m'agenouille dans
l'église, l'esprit vide! Troubadour, troubadour,
je ne suis belle que dans
le miroir de tes mots.
TROISIEME ACTE
Premier Tableau (Au château de Blaye)
JAUFRE Pèlerin, Pèlerin, dis-moi
avant toute chose, l'as-tu vue?
LE PELERIN O!, mon bon prince, je l'ai
vue.
JAUFRE Ah, tu as plus de chance
que moi, je suis jaloux de tes yeux,
et maintenant que je t'en parle, tu la
revois encore, avoue-le.
LE PELERIN Oui, quand tu me parles
d'elle, je la revois.
JAUFRE Alors dis-moi comment
est-elle?
LE PELERIN Elle est comme je te l'ai
décrite vingt fois déjà, si ce n'est cinquante.
Jaufré, peut-être.. peut-être devrais-tu y
penser un peu moins.
JAUFRE (explosant) Moins?
LE PELERIN Oui, moins! Tu devrais songer un peu
moins à cette dame lointaine, et prêter plus d'attention
à y ton fief, et aux bonnes gens qui
t'entourent. Tu ne sors plus de ton
château, tu ne parles plus qu'à ton luth. Tout le monde au pays te
croit fou.
JAUFRE Et toi aussi, mon ami, tu
le crois?
LE PELERIN Quand on dit à un homme "tu
es fou", c'est qu'on ne le pense
pas. Quand on pense qu'il l'est, on se contente de le
plaindre en cachette.
JAUFRE (s'adoucissant aussi
subitement qu'il s'était enflammé) Pourtant je suis bien fou,
Pèlerin, par Notre Seigneur je suis
fou. Depuis que tu m'as parlé
d'elle plus rien d'autre n'occupe
mon esprit. La nuit, dans mon sommeil, apparait ce visage si doux
aux yeux de mer qui me sourit et je me dis que c'est elle, alors que
je ne l'ai jamais vue. Puis, au matin, je me
lamente dans mon lit de ne pas avoir su la
caresser, ni la retenir. N'est-ce pas cela, la
folie, Pèlerin? Elle dire qu'elle, là-bas,
au loin, ne se doute de rien!
LE PELERIN (qui l'a observé jusque
là avec un mélange de fascination et de compassion, et qui,
après long hésitation, se décide enfin à parler) Jaufré, elle sait.
(Un silence pesant, de
tout le poids du destin qui s'abat sur
les hommes, puis)
JAUFRE Que dis-tu, Pèlerin?
LE PELERIN J'ai dit: elle sait.
JAUFRE Elle sait quoi?
LE PELERIN Elle sait tout ce qu'elle
devait savoir. Que tu es poète et que tu chantes sa
beauté.
JAUFRE Comment l'a-t-elle appris?
LE PELERIN Elle m'a interrogé, et Je
lui ai répondu.
JAUFRE Pourquoi? Pourquoi m'as-tu
fait cela?
LE PELERIN Je ne voulais lui mentir.
Du moment que tout le monde connait le nom de
celle que tu chantes, de quel droit le
lui cacher à elle?
JAUFRE (sous le choc) Elle sait!
LE PELERIN Si tu l'âmes, tu lui dois
la vérité. J'ai fait ce que tu aurais
fais à place...
JAUFRE Elle sait!
LE PELERIN Elle l'aurait appris tôt ou
tard, et par une bouche
malveillante!
JAUFRE (Sortant peu à peu de
son hébétude) Que sait-elle au juste? Lui as-tu dit mon nom?
LE PELERIN Oui, elle sait maintenant
ton nom, et que tu es prince et
troubadour.
JAUFRE Lui as-tu dit que je
l'aimais?
LE PELERIN Comment aurais-je pu ne pas
le lui dire?
JAUFRE Malheureux! Et comment a-t-elle pris la
chose?
LE PELERIN A début, elle me parut
offensée.
JAUFRE (Il est lui-même
offensé) Offensée?
LE PELERIN Ce n'était qu'une première
réaction, la pudeur d'une noble dame qu'un homme chante à mon
insu. Mais aussitôt après, elle
se montra résignée.
JAUFRE (Il parait tout aussi
offensé) Résignée?
LE PELERIN Je veux dire qu'elle finit
par comprendre que ton attitude était celle
d'un homme d'honneur, languissant mais
respectueux. Je crois même qu'elle en
fut flattée...
JAUFRE Flattée? Elle qui est tout en haut,
au-dessus des cimes,
flattée? Offensée, résignée,
flattée, que de paroles
malencontreuses s'agissant d'elle! Ah, Pèlerin, Pèlerin, jamais tu n'aurais du me
trahir!
(Le Pèlerin s'apprête à
protester encore, mais son ami ne lui en
laisse pas le temps)
JAUFRE Lui tu as récité mes
poèmes?
LE PELERIN Je n'ai pas si bonne
mémoire, je lui ai chantonné à peu
près...
JAUFRE (criant presque de rage) A peu près! Que veux-tu dire par "à peu
près"? Je passe mes journées et
mes nuits à composer mes chansons, chaque note et chaque rime
doivent passer l'épreuve du feu, je me
déshabille et me rhabille vingt fois,
trente fois, avant de trouver le mot
juste qui de toute éternité était
là, suspendu dans le ciel, à
attendre sa place. Et toi, tu les a récité "à
peu près"? Tu les a "chantonnés à peu
près"? Malheureux! Malheureux! Comment peux-tu me trahir
ainsi et le prétendre ensuite mon
ami?
LE PELERIN (froissé) Peut-être ferais-je mieux
de m'en aller.
JAUFRE (qui a du remords) Non, attends, pardonne-moi! Tout ce qui arrive m'a
secoué les sangs. Pardonne-moi, mon ami, je ne te laisserai pas
partir fâché. S'il est un homme en ce
bas-monde qui a des droits sur moi, c'est toi seul, Pèlerin,
mon ami, qui le premier m'a parlé
d'elle. Mais ce que tu dis me
bouleverse, parce que je ne pourrai
plus penser à elle sans penser qu'elle aussi
me regarde de loin. Il m'était doux de la
contempler à loisir sans qu'elle ne me voie. Il
m'était facile de composer mes chansons,
puisqu'elle ne les entendait pas. A
présent, à présent... (Il réfléchit
longuement)
A présent il faudra qu'elle
les entendre de ma bouche. Oui, de ma
bouche et de nulle autre. Si elle
rosit en écoutant ma chanson, je veux la voir
rosir Si elle tressaillit, je
veux la voir tressaillir Si elle soupire, je veux
l'entendre soupirer Elle n'est plus aussi
lointaine maintenant, et tu peux... tu peux même
me chuchoter son nom.
LE PELERIN (froissé) Clémence, elle se prénomme
Clémence.
JAUFRE (désolé) Clémence, Clémence, comme
le Ciel est clément! Clémence, la
mer clémente va se refermer devant moi, pour que je puisse la
franchir à pied sec jusqu'au pays ou tu
respires.
Second Tableau (A Tripoli, sur la plage
Clémence se promène. Elle tourne le dos à la Citadelle,
et le visage vers la mer. Des femmes tripolitaines la suivent
à distance. Elle reprend et poursuit la chanson de Jaufré à
la fin du deuxième acte)
CLEMENCE "Ben tenc la Seignor per
verai Per q'ieu veirai l'amor de
loing; Mas per un ben que m'en
eschai, N'ai dos mals, car tant
m'es de loing... Ai! car me fos lai peleris Si que mos fustz e mos
tapis Fos pelz sieus bels huoills
remiratz!" "Ver ditz qui m'appela
lechai Ni desiran d'amor de loing, Car nuills autre jois tant
no'm plai Cum jauzimens d'amor de
loing; Mas so q'eu vuoill 'es tant
ahis Q'enaissi'm fadet mos
pairis Q'ieu ames e non fos
amatz!"
LE CHOEUR DES
TRIPOLITAINES Voilà qu'elle se laisse
prendre aux filets de ce troubadour Elle chante ses chansons,
elle se sent flattée Mais quel fruit peut porter
l'amour de loin? Ni bonne compagnie, ni
douce étreinte, Ni noces, ni terres, ni
enfants, Quel fruit peut donc porter
l'amour de loin? Il va seulement éloigner
d'elle ceux qui envoitent sa main Le prince d'Antioche et l'ancien comte d'Edesse
(chuchotant)
Et même dit-on, dit-on, le fils du Basileus...
UNE VOIX DANS LA FOULE Vous toutes qui la blâmez Que vous ont apporté vos hommes si proches? Princes ou serviteurs ils
font de vous leurs servantes Quand ils sont près de
vous, vous souffrez et quand ils s'en vont vous
souffrez encore..
CLEMENCE Tu as dit vrai, ma fille,
mon amie, Bénie sois-tu! Bénie
sois-tu!
LE CHOEUR DES
TRIPOLITAINES Parce que vous, Comtesse,
vous ne souffrez pas? Vous ne souffrez pas d'être
si loin de celui qui vous aime? De ne pas deviner dans son
regard s'il vous désire encore? Vous ne souffrez pas de ne
même pas savoir à quoi ressemble son
regard? Vous ne souffrez pas de ne
jamais pouvoir fermer les yeux en sentant ses bras qui
vous enveloppent et vous attirent contre sa
poitrine? Vous ne souffrez pas de ne
jamais jamais sentir son souffle sur votre peau?
CLEMENCE (comme étonnée) Non, par Notre Seigneur, je
ne souffre pas Peut-être qu'un jour je
souffrirai mais par la grâce de Dieu, non, je ne souffre pas
encore Ses chansons sons plus des
caresses, et je ne sais si j'aimerais
l'homme comme j'aime le poète Je ne sais si j'aimerai sa
voix autant que j'aime sa
musique Non, par Notre Seigneur, je ne souffre pas Sans
doute je souffrirais si j'attendais cet homme et
qu'il venait pas Mais je ne l'attends pas De savoir que là-bas, au
pays, un homme pense à moi, Je me sens soudain proche des terres de mon enfance. Je suis l'outremer du poète
est mon outremer Entre nos deux rives
voyagent les mots tendres Entre nos deux vies voyage
une musique... Non, par Notre Seigneur, je
ne souffre pas Non, par Notre Seigneur, je
ne l'attends pas Je ne l'attends pas...
Interlude
QUATRIEME ACTE
(Sur le bateau qui porte
Jaufré vers l'Orient. Le jour commence à tomber mais il ne fait
pas encore sombre. La couleur de la mer tire sur l'indigo. Elle
est calme)
JAUFRE (débordant de vie) Me croiras-tu, Pèlerin,
C'est la première fois que je pose les pieds sur
l'eau. Je vis depuis toujours au voisinage de la
mer Je vois les mariniers, les pèlerins,
les marchands, partir et revenir ou ne plus
revenir, J'ai chanté avec eux, j'ai écouté leurs
histoires, Mais c'est la première fois que je pose
les pieds sur l'eau.
LE PELERIN (étendu) Pour moi, c'est la dixième
traversée, ou la douzième Mais c'est chaque fois la
première fois... Au commencement, chaque
fois, le vertige, le corps plié,
la bouche amère En ces instants-là je me
promets de ne jamais jamais plus
entreprendre la mer. Puis lentement je
ressuscite Je me laisse envahir par
l'immensité du ciel et par l'odeur des vagues, Mon esprit déjà sur l'autre
rive...
JAUFRE (de plus en plus exalté) Jamais auparavant je
n'avais eu envie de m'embarquer. Mais au bout du voyage il y
a maintenant Tripoli Au bout du voyage il y a
Clémence Il y a ma seconde naissance L'eau du baptême sera
profonde et froide. A bout du voyage commencera
ma vie.
LE PELERIN (las) D'ici là, tu devrais te
reposer un peu.
JAUFRE (qui continue à
s'agiter, et se penche au-dessus de l'eau) Pèlerin, sais-tu pourquoi
la mer est bleue?
LE PELERIN Parce qu'elle est le miroir
du ciel.
JAUFRE Et le ciel, pourquoi est-il
bleu?
LE PELERIN Parce qu'il est le miroir
de la mer! Mais tu devrais t'étendre
comme moi, Jaufré, La traversée sera
longue...
Interlude
(A contrecœur, Jaufré
accepte de se coucher. La nuit est plus noire, à présent, et la
mer est de plus en plus houleuse. Au milieu de la nuit, il
fait un rêve et se réveille en sursaut)
JAUFRE Je l'ai vue, Pèlerin, je
l'ai vue comme je te vois!
LE PELERIN (toujours aussi las, et
ensommeillé) Jaufré, tu ne me vois pas,
et moi non plus je ne te vois pas Il fait nuit et tu as rêvé!
JAUFRE Elle était ici, et son
corps et son visage et sa robe blanche
illuminaient la nuit. Elle chantait une chanson
que j'ai écrite pour elle.
(Le rêve se
matérialisera sur scène pendant que Jaufré le racontera au Pèlerin. On
verra Clémence en robe blanche avancer vers la mer en
faisant signe à Jaufré de la suivre, et on l'entendra
chanter)
Duo
CLEMENCE "Ton amour occupe mon
esprit Dans la veille et dans la
songe Mais c'est le songe que je
préfère Car dans le songe tu
m'appartiens!" "D'aquest amor suy cossiros Vellan e puyes somphan
dormen, Quar lai ay joy meravelhos, Per qu'ieu la jau jauzitz
jauzen..."
JAUFRE Lorsque je l'ai regardée
dans les yeux elle a souri et m'a fait signe
de la suivre. Puis elle est partie, d'un
pas de reine, sa robe trainant derrière
elle, comme tu l'avais vue la
première fois, à Tripoli, le dimanche de Pâques. Je l'ai suivie mais soudain
je l'ai vue s'éloigner du bateau et marcher sur la
mer comme Notre Seigneur, sans
qu'elle ne s'enfonce. Elle s'est tournée alors
vers moi, elle a ouvert les bras mais je n'ai pas osé
m'avancer vers elle Je suis resté accroché au
bastingage sans oser la rejoindre et je pleurais de honte
pour ma couardise. Au réveil, j'avais les yeux
pleins de larmes et elle avait disparu.
LE PELERIN Calme-toi, Jaufré, ce n'est
qu'un rêve mensonger Tu n'es pas un
lâche et tu as justement
entrepris ce voyage pour aller rejoindre ta
dame lointaine.
JAUFRE J'ai peur, Pèlerin, J'ai
peur Tu es la voix de la raison mais la peur n'écoute pas
la voix de la raison J'ei peur de ne pas le
retrouver et j'ai peur de la
retrouver J'ai peur de disparaitre en
mer avant d'avoir atteint Tripoli et j'ai peur d'atteindre
Tripoli J'ai peur de mourir, Pèlerin, et j'ai
peur de vivre, me comprends-tu?
(Le jour se lève, mais
la mer est de plus en plus agitée. Jaufré est
cramponné au bastingage, livide)
JAUFRE (à lui-même) Je devrais être l'homme le
plus heureux au monde, Et je suis le plus
désespéré...
(Une secousse. Il perd
l'équilibre, et se redresse à grand peine. Le chœur
des compagnons s'en amuse)
LES COMPAGNONS EN CHOEUR On a connu des guerriers
intrépides Qui se jetaient dans la
mêlée et offraient leur corps Aux
lames de l'ennemi Mais qui tremblaient en
mer... On a connu un roi puissant Qui d'un regard faisait
frémir comtes et chevaliers qui, à
la tête de ses troupes, Savait franchir les
déserts, les montagnes, Mais qui tremblaient en
mer.
JAUFRE (les écoutant non sans
irritation, puis se tournant vers le Pèlerin) Si nos compagnons savaient
pourquoi je tremble Ils ne chanteraient pas
ainsi. Ce n'est pas la mer qui
m'effraie...
(Le Pèlerin hoche la
tête et ne dit rien)
JAUFRE Crois-tu qu'on lui a dit,
Pèlerin? Crois-tu qu'on lui a dit
que je venais à Tripoli? Crois-tu qu'on lui a dit
que je m'étais croisé?
LE PELERIN Ces choses se savent, oui. J'ignore par quelle bouche, mais elles se savent, oui. Moi qui parcours les mers
et les royaumes Chaque fois que j'apporte une nouvelle dans une ville Quelqu'un avant moi l'avait
déjà apportée. Certains prétendent que les secrets des hommes sont chuchotés à tout vent
par les anges... (Jaufré l'écoute à
peine. Retombé dans a mélancolie, il reprend
sa complainte)
JAUFRE Je devrais être l'homme le
plus heureux au monde, et je suis le plus
désespéré... Je devrais avoir hâte
d'atteindre sa ville de Tripoli et je me
surprends à supplier le Ciel qu'il n'y ait plus
dans nos voiles le moindre souffle de vent. Si, à cet instant, un génie
sortait des flots pour me dire "Ordonne,
Jaufré, et ton vœu sera exaucé!", je ne
saurais quoi souhaiter? Ai-je envie de voir devant
moi la femme sans tache, et qu'elle me voie
devant elle? Aurai-je envie de chanter
l'amour de loin, quand mes yeux la
contempleront de près et que je guetterai chacun
de ses battements de paupière, chacun de ses plissements
de lèvres, chacun de ses soupirs? Jamais je n'aurais dû
m'embarquer pour cette traversée. De loin, le soleil est
lumière du ciel mais de près il est feu de l'enfer! J'aurais dû me laisser
bercer longtemps longtemps par sa clarté
lointaine au lieu de venir me brûler! J'étais l'Adam
et l'éloignement était mon paradis terrestre.
Pourquoi fallait-il que je marche vers l'arbre?
Pourquoi fallait-il que je tende la main vers le
fruit? Pourquoi fallait-il que je m'approche de
l'étoile incandescente?
(La mer semble de plus
en plus agitée. Le ciel est à la tempête. Jaufré
chancelle. Le Pèlerin le soutient et l'aide à s'étendre)
CINQUIEME ACTE (Le jardin de la
Citadelle, à Tripoli. Clémence scrute l’horizon marin. Et c’est le chœur
des femmes tripolitaines qui lui apprendra la nouvelle
qu’elle espère et redoute à la fois)
LE CHOEUR DES
TRIPOLITAINES (plutôt qu’un vrai
chant, une clameur passablement chaotique, des paroles désordonnées
qui émergent au milieu des bruits du port et de ceux de la
mer) Comtesse, regardez! Au
port, sur le quai, le navire! Il est là! Il
est là! Ja! Ja! Ja! Les pèlerins, les fanions,
le navire! Le troubadour! Là-bas,
Comtesse! Le troubadour! Au port, les croisés, le
navire! Lmina! Lmarkab! Ja! Ja! Ja! Le troubadour! Il est là!
Il est là!
CLEMENCE (ayant fait taire tout
ce vacarme) Ainsi, il est venu
L’insensé! Il n’a pas voulu demeurer
l’ombre lointaine L’étrange histoire que l’on
colporte, la voix puissante que l’on
imite Il ne s’est pas contenté
d’être poète et troubadour Il est venu L’insensé
(La clameur reprend un
moment, Clémence l’écoute un peu, puis la
fait taire)
Ainsi, il est venu
L’insensé! Le fou d’amour, il a pris
la mer Pour me contempler telle
que je suis Et pour que je le contemple de toute sa taille d’homme Pour que je voie bouger ses
lèvres lorsqu’elles parlent de
moi. Devrais-je me montrer
attentive, flattée, reconnaissante? Ou bien réticente, et
feindre l’indifférence? Devrais-je demeurer
lointaine, inaccessible? Ou, au contraire, me
montrer proche? Comment se serait comportée
la femme de ses chansons, Celle qu’il appelle Son
amour de loin? Ainsi, il est venu
L’insensé!
(La clameur du chœur
reprend une fois encore, brièvement, masquant les dernières
paroles de la comtesse. Tandis que le Pèlerin arrive, d’un pas
moins digne que d’ordinaire, et essoufflé)
LE PELERIN Noble dame, je vous apporte
une nouvelle Une nouvelle qui vous
déplaira.
CLEMENCE (s’imaginant qu’il
s’apprête à lui annoncer l’arrivée du troubadour, elle se
montre quelque peu badine et enjouée) Pèlerin, laissez-moi juger
seule de ce qui me déplaît ou ne me déplaît pas. Il se peut que vos bonnes
nouvelles m’attristent et que vos
mauvaises nouvelles me remplissent de joie. Il se peut aussi que toutes
vos nouvelles me laissent indifférente. Que vouliez-vous
m’annoncer?
LE PELERIN Il s’agit de Jaufré, Jaufré
Rudel.
CLEMENCE (d’une voix qu’elle veut
ferme, mais qui tremble) Le troubadour? La nouvelle
que vous m’apportez, je la connais déjà. Il s’est croisé, me dit-on,
son navire vient d’accoster
à Tripoli. Combien de jours
restera-t-il?
LE PELERIN Il ne s’agit pas de cela,
noble dame, Je venais vous dire qu’il
se meurt.
CLEMENCE Seigneur! O Seigneur!
Seigneur! Seigneur!
LE PELERIN Il est tombé malade en mer,
et ne s’est plus réveillé. Il s’échappe hors
de ce monde et vous seule pourriez
encore le retenir.
CLEMENCE Où est-il?
LE PELERIN Dans un moment, il sera
ici.
CLEMENCE (un peu rassurée, et
déjà sur ses gardes) S’il peut monter jusqu’à la
Citadelle C’est qu’il n’est pas aussi
mal que vous ne le dites.
LE PELERIN Quatre hommes le portent
sur une civière Les voilà, d’ailleurs, ils
arrivent.
(Jaufré arrive
effectivement, porté par quatre de ses compagnons. Il a perdu connaissance,
mais sous le regard de Clémence, il reprend lentement ses
esprits)
JAUFRE C’est vous, c’est vous,
c’est vous Je vous aurais reconnue
entre toutes les femmes.
CLEMENCE (se penchant un peu
au-dessus de lui) Comment vous sentez-vous?
JAUFRE Heureux... (il le dit avec tant de
douleur)
Heureux comme peut l’être
un homme dont le sort ne vous est
pas indifférent.
CLEMENCE (prenant le Pèlerin à
part) Que dit le médecin arabe?
LE PELERIN Il dit qu’il vivra tout au
plus jusqu’à l’aube.
CLEMENCE Mon Dieu!
JAUFRE Ne chuchotez pas, je
n’ignore rien de mon état. Les médecins peuvent mentir
pour rassurer le mourant. Les hoquets du cœur ne
mentent pas.
CLEMENCE (lui prenant la main
dans les siennes, et se voulant rassurante) Il est possible que Notre
Seigneur ne veuille pas encore vous arracher à ceux
qui vous entourent.
JAUFRE N’abusons pas des bontés du
Ciel! Je lui ai demandé la grâce
de vous voir une fois avant de mourir, et vous voilà devant moi La dernière image que je
garderai de ce monde est celle de votre visage
et de vos yeux qui m’embrassent. La dernière voix que
j’aurais entendue, c’est la vôtre, qui cherche
à m’apaiser, La dernière sensation de
mon corps de mortel, c’est ma main épuisée qui
s’endort dans le creux de la vôtre. Que demander de plus au
Ciel? Même si je vivais encore
cent ans, comment pourrais-je connaître une
joie plus entière?
LES COMPAGNONS EN CHOEUR Maudit soit l’amour
Lorsqu’il nous fait mépriser l’existence. Maudit soit
l’amour Lorsqu’il trahit la vie et se fait l’allié
de la mort.
JAUFRE (qui se soulève de
colère, puis retombe aussitôt épuisé) Ne maudissez pas l’amour,
compagnons, C’est lui qui nous donne
nos joies Pourquoi n’aurait-il pas le
droit de les reprendre? Ce n’est jamais l’amour qui
est indigne, c’est nous qui sommes
parfois indignes de l’amour. Ce n’est jamais l’amour qui
nous trahit, c’est nous qui trahissons
l’amour.
CLEMENCE J’aurais tant voulu être
poétesse pour vous répondre avec des
mots aussi beaux que les vôtres.
JAUFRE Vous êtes la beauté et je
ne suis que l’étang où la beauté se
mire...
CLEMENCE Il est une chose que je
pensais garder longtemps en moi, Mais si je ne la disais pas
aujourd’hui même, je crains de ne plus jamais
pouvoir vous la dire. Vos chansons, je me les
récitais le soir, toute seule, dans ma
chambre, Et je pleurais de bonheur.
JAUFRE Si mes chansons étaient
belles, c’est parce que mon amour
était pur, et parce que l’objet de mon
amour est si beau. Mais vous êtes encore mille
fois plus rayonnante et mille fois plus douce
que je ne l’imaginais. Si j’avais pu vous
contempler, j’aurais trouvé des paroles
bien plus belles, et une musique qui pénètre
l’âme. Et je vous aurais aimée
encore davantage.
CLEMENCE Moi aussi, si nous nous
étions rencontrés, je vous aurais aimé.
JAUFRE Autant que je vous aime?
CLEMENCE Autant que vous m’aimez.
JAUFRE Vous auriez pu dire, je
vous aime, Jaufré?
CLEMENCE J’aurais pu dire, oui, je
vous aime, Jaufré.
JAUFRE (la tête en arrière, le
regard vers le ciel) Seigneur, pardonnez-moi,
j’ai de nouveau envie de vivre!
(Il a une convulsion, et
Clémence le prend dans ses bras)
Seigneur, si je pouvais
rester ainsi, quelques moments, quelques
moments de plus Si je pouvais revivre un
peu, un peu seulement, Mon amour qui était loin
est maintenant près de moi, mon corps est dans
ses bras et je respire le parfum le
plus doux. Si la mort pouvait attendre
au dehors au lieu de me secouer
ainsi, impatiente.
LE PELERIN Mais si la mort n’était pas
aussi proche, Jaufré, La femme que tu aimes
ne serait pas en cet
instant auprès de toi, à t’enlacer. L’air que tu respires ne
serait pas imprégné de son parfum, Et elle ne t’aurait pas dit
"je t’aime, Jaufré".
CLEMENCE Je t’aime, Jaufré, et je
voudrais tant que tu vives.
JAUFRE Si jamais le Ciel me
guérissait. Me prendrais-tu par la main
pour me conduire jusqu’à ta chambre?
CLEMENCE Oui, Jaufré, si le Ciel
dans sa bonté voulait bien te guérir,
je te prendrais par la main
pour te conduire jusqu’à ma chambre.
JAUFRE Et je m’étendrais près de
toi?
CLEMENCE Et tu t’étendrais près de
moi...
JAUFRE Et tu poserais la tête sur
mon épaule?
CLEMENCE Ma tête sur ton épaule...
JAUFRE Ton visage tourné vers le
mien, tes lèvres près des
miennes...
CLEMENCE Mes lèvres près des
tiennes...
(Elle
l'embrasse)
JAUFRE En cet instant, j’ai tout
ce que je désire. Que demander encore à la
vie?
(Son corps se ramollit
et s’affaisse. Il ne bouge plus. Clémence demeure un moment contre
lui, la tête posée sur son épaule. Puis elle se lève pour une
prière)
CLEMENCE (accompagnée à certains
moments par le chœur rassemblé) J’espère encore, mon Dieu,
j’espère encore. Les anciennes divinités
pouvaient être cruelles, mais pas toi, mais pas toi,
mon Dieu, Tu es bonté et compassion,
tu es miséricorde J’espère encore, mon Dieu,
j’espère encore.
CHOEUR Tu es bonté et compassion,
tu es miséricorde J’espère encore, mon Dieu,
j’espère encore.
CLEMENCE Ce mortel ne porte dans son
cœur que l’amour le plus pur, Il fait offrande de sa vie
à une inconnue lointaine et se contente d’obtenir en
échange un sourire Il remercie le Ciel du peu
qu’on lui accorde, et ne demande rien Si avec un
être tel que lui, tu n’es pas généreux, Seigneur,
avec qui le seras-tu? (Le Pèlerin, pendant ce
temps, se penche sur Jaufré, pour découvrir qu’il ne
respire plus. A Clémence qui l’interroge du regard, il fait signe
que tout est fini. Elle se penche alors au-dessus de son amoureux et se
met à le caresser comme un enfant endormi. Peu à peu, sa tristesse
cède la place la rage, à la révolte. Elle se lève et lance vers le
Ciel un poing vengeur)
CLEMENCE J’avais cru en toi,
J’avais espéré, mon Dieu Qu’avec un être si généreux
tu te montrerais plus généreux encore,
J’avais cru en toi, J’avais espéré, mon Dieu
Qu’avec un être aussi
aimant tu te montrerais plus
capable d’amour encore Que tu nous accorderais un
instant, juste un instant de vrai
bonheur Sans souffrance, sans
maladie, sans la mort qui s’approche Un court moment de bonheur
simple, était-ce trop?
LE CHOEUR RASSEMBLE Tais-toi, femme, ta passion
t’égare Tais-toi, femme, silence!
CLEMENCE De quoi as-tu voulu le
punir? De m’avoir appelée déesse? De s’être prétendu croisé, comme s’il partait se
battre contre les Infidèles, alors que c’est moi qu’il
venait retrouver? Se pourrait-il que tu sois
jaloux du fragile bonheur des
hommes?
LE CHOEUR RASSEMBLE Tais-toi, femme, ta passion
t’égare Tais-toi, femme, silence!
LE CHOEUR DES
TRIPOLITAINES Voudrais-tu attirer sur
notre ville le malheur et la malédiction? Voudrais-tu que la mer se
déchaîne, que les vagues sautent par-dessus
les murailles pour engloutir nos maisons et
noyer nos enfants?
LES COMPAGNONS EN CHOEUR Voudrais-tu attirer sur
nous tous le châtiment de Dieu? Pour qu’Il nous abandonne
en pleine mer quand la tempête fera rage? Pour qu’Il nous abandonne
en pleine bataille quand nos ennemis seront
lancés contre nous?
LE CHOEUR RASSEMBLE Tais-toi, femme, ta passion
t’égare Tais-toi, femme, silence!
CLEMENCE (errant sur scène dans
son ample robe blanche comme un voilier malmené
par le vent) Jaufré croyait venir vers
moi, et il a rencontré la Mort. Se peut-il que ma beauté soit l’appât de la Mort? Il a cru voir en moi la
Clarté, et je n’étais que la
gardienne des Ténèbres! Comment pourrais-je encore
aimer ? Comment pourrais-je
dévoiler mon corps? Ouvrir mon sein au regard
d’un amant?
LE PELERIN (affecté par le sort de
son ami, mais plus retenu que Clémence, il manifeste lui aussi
son remords. Ce n’est pas un dialogue, ce sont deux monologues
parallèles, les yeux au Ciel) Et moi, Seigneur, pourquoi m’as-Tu choisi
pour cette tâche? D’une rive à l’autre, d’une
confidence à l’autre, Je croyais tisser les fils
blancs d’une robe de mariée, A mon insu je tissais
l’étoffe d’un linceul!
(Il s’éloigne comme un
ange déchu, ou bien s’immobilise comme une
statue de sel)
CLEMENCE Je ne mérite plus d’être
aimée Je ne mérite plus d’être
chantée par un poète Ni serrée contre une épaule
d’homme, ni caressée. Demain, après les
funérailles, je prendrai le deuil. Je porterai une robe de
laine épaisse et j’irai me cacher Sous le toit d’un couvent
D’où je ne sortirai plus ni
vivante ni morte. Je suis veuve d’un homme
qui ne m’a pas connue Et jamais aucun homme ne
creusera mon lit.
(Comme si elle était
déjà au couvent, elle s’agenouille, et se met à prier, d’abord en
silence, puis à voix haute, tournée vers le corps inerte de son
amant, qui apparaît comme un autel, si bien qu’on ne sait pas trop
si c’est lui qu’elle prie ou le Dieu contre lequel elle s’était
révoltée. D’autant que les paroles qu’elle prononce sont ambiguës)
CLEMENCE Si tu t’appelles Amour je
n’adore que toi, Seigneur si tu t’appelles Bonté je
n’adore que toi, Si tu t’appelles Pardon je
n’adore que toi, Seigneur, Si tu t’appelles
Passion, je n’adore que toi. Ma prière s’élève vers toi
qui es si loin de moi maintenant, Vers toi
qui es si loin Pardonne-moi d’avoir douté
de ton amour, Pardonne-moi d’avoir douté
de toi! Toi qui as donné ta vie
pour moi, Pardonne-moi d’être restée
si lointaine A présent c’est toi qui es
loin Es-tu encore là pour
écouter ma prière? A présent c’est toi qui es
loin A présent c’est toi l’amour
de loin Seigneur, Seigneur, c’est
toi l’amour, C’est toi l’amour de
loin...
|
PRIMER ACTO
(Un castillo
medieval
en el
suroeste de
Francia. Sentado
en una silla,
Jaufré
Rudel
tiene en sus manos
un instrumento musical una viola
o
laúd árabe.
Está tratando de
componer una
canción. Anota las
palabras y las notas)
JAUFRÉ
Aprendí a
hablar de la
felicidad, pero nunca aprendí
a ser feliz.
(niega
con la
cabeza) A
hablar de la
felicidad
aprendí
pero a ser
feliz
nunca aprendí.
(hace un
gesto
afirmativo) Vi un ruiseñor
en la rama,
sus palabras llamaban a
su compañera.
Mis propias
palabras sólo
llaman a otras
palabras, mis versos sólo
llaman a otros versos.
¿Me dirás tú,
ruiseñor...
(hace
una pausa)
Ruiseñor me dirás,
ruiseñor.
(gesto
afirmativo)
Ruiseñor me dirás,
ruiseñor.
LOS COMPAÑEROS
EN
CORO
¡El ruiseñor no te dirá
nada!
JAUFRÉ
¡Compañeros, permitidme
terminar!
LOS COMPAÑEROS
¡No, Jaufré,
no
te dejaremos,
escúchanos! ¡Vamos
a decir las
palabras que
vinimos a decirte, luego nos iremos,
lo prometemos!
No nos volverás a ver
más...
JAUFRÉ
No exijo que os
vayáis,
compañeros,
sólo pido que
me dejéis terminar un
verso,
estoy buscando una palabra...
COMPAÑEROS
Si tú lo que
buscas es una
palabra,
la encontrarás entre las que te
vamos a decir. ¡Escúchanos!
(Jaufré
se encoge de hombros,
malhumorado,
y empieza
a tocar su instrumento
en el mismo
tono sin decir palabra,
sólo
mueve los labios
como si compusiera en
voz baja. Y
cuando
sus compañeros de
coro comienzan a
sermonearlo,
se empecina en
sus palabras para
definir la música.
A veces
se
anticipa, puesto
que sabe
de antemano lo que
el sentido
común le
indica)
COMPAÑEROS
Jaufré, has
cambiado,
perdiste tu
alegría. Tus
labios
ya no
buscan
los picos de las
botellas
ni los labios
de las
mujeres...
JAUFRÉ
(Imitándolos)
Jaufré, has
cambiado, has
perdido tu
alegría,
sin embargo, las
tabernas
Aquitania
aún recuerdan
tu risa.
Tu
nombre quedó
grabado a punta
de cuchillo
en la madera
oscura de
sus mesas.
(deja de rasgar
su laúd)
¿Me he olvidado de algo?
Ah
sí...
(vuelve a
rasgar el instrumento)
Jaufré Rudel,
recuerda
que las damas
te miraban con
terror y
los hombres con
envidia...
(deja
de tocar)
¿O es a la
inversa de lo
que he dicho?
(corrige
lo dicho volviendo a tocar)
Los hombres
te miraban
con
terror y
damas con
envidia.
COMPAÑEROS
Búrlate, Jaufré,
búrlate todo lo que
quieras,
pero eras feliz
cada noche y cada
amanecer. ¿Acaso lo
has olvidado?
JAUFRÉ
Tal vez era
feliz,
compañeros, sí,
tal vez, pero,
de todas las noches
de mi juventud
no me queda
nada,
de todo lo que
bebí me queda
solamente una inmensa
sed;
de todos los
abrazos que recibí
sólo me quedan dos brazos maltrechos. A
aquel Jaufré
que oímos
gritar
en las tabernas, ya no lo
volveremos a
escuchar más. A aquel
Jaufré
que
cada noche
pesaba su cuerpo
sobre la báscula del cuerpo de una
mujer ya
no lo volveréis a ver
más...
COMPAÑEROS
¿Acaso ya no quieres tener nunca
más una
mujer en
sus
brazos?
JAUFRÉ
La mujer que yo
quiero está muy lejos,
tan lejos que
mis brazos
nunca podrán abrazarla.
COMPAÑEROS
(burlones)
¿Y dónde está
esa mujer?
JAUFRÉ
(pensativo
y ausente)
Está muy, muy,
muy lejos.
COMPAÑEROS
¿Quién es esa mujer?
¿Cómo es ella?
JAUFRÉ
Es graciosa
y humilde,
gentil
y virtuosa,
valiente y
tímida,
resistente y
frágil.
Una princesa con
corazón de
campesina,
una campesina con corazón de princesa,
que con su voz
ardiente
cantará mis
canciones...
(Mientras
Jaufré
enumera
las supuestas
cualidades de
la mujer distante,
un hombre hace una
bulliciosa
entrada apoyado en
un bastón, vestido con un
abrigo de largas
mangas. Jaufré
contempla al
trovador, al que todavía no ve con
simpatía, mientras
continúa su
canto)
Hermosa, sin la
arrogancia de la
belleza;
noble, sin la
arrogancia de
la nobleza; y
piadosa, sin
la arrogancia de
la piedad...
COMPAÑEROS
¡Esa mujer no
existe! Díselo Peregrino, tú
que has viajado
por el mundo, ¡Díselo!
¡Esa mujer
no existe!
EL PEREGRINO
(pausado)
Tal vez sea cierto que
no existe,
pero a lo mejor
existe.
Un día en
ultramar, vi
pasar a una
dama...
(Jaufré
y el
coro se
aproximan al Peregrino
mientras éste, con calma, reanuda
su relato)
Fue en Trípoli,
cerca de la ciudadela.
Iba por la
calle camino de
la iglesia, y
de repente no
hubo otra cosa más que ella.
Las
conversaciones cesaron, todas las
miradas
volaron hacia ella
como mariposas
de alas pulverulentas
que van hacia la luz.
Ella caminaba
sin mirar a nadie,
sus ojos se arrastraban por el suelo
delante de
ella,
como su vestido se
arrastraba por
detrás.
Hermosa y sin
la arrogancia
de la hermosura;
noble, sin la
arrogancia de
la nobleza; y piadosa,
sin
la arrogancia de
la piedad...
JAUFRÉ
(Permanece
sin hablar
por un momento
y,
cuando vuelve a hablar,
sólo puede decir)
Cuéntame otra vez,
amigo mío, cuéntame, cuéntame
sobre ella...
EL PEREGRINO
¿Qué queréis
que os diga? Os lo acabo de
contar todo:
que estábamos cerca de la ciudadela,
que era domingo de Pascua. Ella se llamaba...
JAUFRÉ
¡No, espera, no
me digas su
nombre!
¡Todavía no!
Dime primero
cuál es el color
de sus
ojos.
EL PEREGRINO
(Tomado
por sorpresa)
Sus ojos...
Sus
ojos...
No la vi lo suficientemente
cerca como para...
JAUFRÉ
(Mirando
a lo lejos, extasiado)
Sus ojos son
del color del
mar
cuando el sol
apenas aparece
y
vemos como las tinieblas se alejan hacia
el poniente...
EL PEREGRINO
(Tratando
de devolverlo a la
tierra)
Jaufré, amigo
mío...
COMPAÑEROS
Jaufré, Jaufré
Rudel, tu barco
se aleja de la orilla.
Tu espíritu navega a la deriva...
(Jaufré sigue
soñando y
no escucha)
JAUFRÉ
¿Y sus cabellos?
(Una vez más,
el Peregrino
intenta hacerlo volver en sí,
pero solo logra que
Jaufré, casi sin
aliento, diga:)
JAUFRÉ
(Con
convicción)
Su cabello es
tan sedoso y
negro
como la noche
que no nos deja verlo y sólo lo oímos
como en un murmullo de
hojas...
EL PEREGRINO
(No queriendo
contradecirlo)
No hay duda...
JAUFRÉ Y
sus manos, sus
manos suaves se deslizan
como el agua
clara. Yo las recojo
en mis
palmas abiertas y
me inclino
sobre ellas
como sobre una
fuente,
para beber con
los ojos cerrados...
(Mientras
Jaufré describe
a su
amante imaginaria, el
Peregrino se marcha en silencio. Los compañeros
también se van)
JAUFRÉ
(Sólo,
tocando a veces su
laúd) Y
sus labios son
otro fresco manantial, que sonríen
y susurran
palabras de consuelo
ofreciéndose al
amante sediento... Y
su vestido...
Dime,
amigo,
¿cómo estaba
ella vestida?
(Constando
que el Peregrino
salió, permanece en
silencio
durante un largo rato,
en el que pasa
de
la euforia a la tristeza.
Luego prosigue
su monólogo)
¿Qué me has hecho, Peregrino? Me
dejaste entrever la
fuente
de la que nunca
beberé.
Nunca la dama
distante será
mía,
pero sin embargo, yo seré suyo
para siempre y
no conoceré jamás a ninguna otra.
Peregrino, ¿qué
me has hecho?
Me hiciste conocer el sabor
de una fuente distante,
en la que nunca
jamás
podré saciar mi
sed.
SEGUNDO
ACTO (Un jardín
dentro del recinto de la Ciudadela,
residencia de los Condes de
Trípoli. Clemence está sobre un
promontorio tratando de
distinguir algo a la distancia, en el
mar, y cuando el Peregrino
pasa cerca de ella, lo interpela) CLEMENCE ¡Buen hombre, dime! EL PEREGRINO (que trata de
pasar inadvertido, se vuelve
levemente hacia ella) ¿Me llamasteis vos,
condesa? CLEMENCE Ese barco que acaba
de atracar, ¿sabes de dónde
viene? EL PEREGRINO Yo acabo de llagar
en ese barco, noble señora, y venía a la
Ciudadela para desear larga vida a vuestro hermano,
el Conde, y también a vos
misma. Nos embarcamos en
Marsella. CLEMENCE Y antes de
Marsella, Peregrino, ¿de dónde partiste? Dúo EL PEREGRINO De Blaye, en
Aquitania, un pequeño burgo que no creo que vos
conozcáis... CLEMENCE (Sin mirarlo) ¿Tu país se merecía
que lo abandonaras? ¿Pasabas hambre?
¿Te humilló alguien? ¿Fuiste perseguido? EL PEREGRINO Nada de eso
Condesa. Dejé allí a mis
seres queridos, pero tenía que
salir al extranjero para ver con mis
propios ojos las maravillas que
contiene Oriente: Constantinopla,
Babilonia, Antioquía, océanos de arena,
ríos de fuego, árboles que lloran
lágrimas de incienso, leones en las
montañas de Anatolia y las moradas de
los titanes. (pausa) Y especialmente
quiero conocer Tierra Santa. CLEMENCE (Hablándole a
él, pero también al cielo, así como también
a si misma) Tantas personas
sueñan con venir a Oriente... ¡Y yo sueño con
marcharme! A la edad de cinco
años dejé Toulouse, y desde entonces
nada me ha consolado. Cada barco que se
aleja me da la sensación
que me abandona. EL PEREGRINO Sin embargo,
Trípoli os pertenece, pertenece a vuestra
noble familia. Este país es
vuestro. Aquí están
enterrados vuestros padres. CLEMENCE ¿Esta tierra es
mía?... Quizás lo sea, pero
yo no soy de ella. Mis pies pisan aquí
la hierba, pero mis
pensamientos corren por lejanas
praderas. Ambos soñamos con
el extranjero, pero el tuyo está
aquí, Peregrino, y el mío allá. Parta mí, el
extranjero está en Toulouse donde resuenan la
voz de mi madre y mi
risa de niña. Todavía recuerdo
correr descalza por un camino de
piedra, persiguiendo a un gato. El gato era
pequeño, puede que aun esté
vivo y me recuerde. Pero no, debe de
haber muerto o me ha olvidado como me han
olvidado las piedras de aquel camino. Todavía recuerdo mi
infancia, pero nada en el
mundo de mi infancia se acuerda de mí. El país donde nací,
respira todavía en mí, pero para él yo
estoy muerta. ¡Qué feliz sería si
tan sólo una pared, si tan sólo un
árbol, se acordara de mí! EL PEREGRINO (Luego de un
largo silencio de duda) Hay un hombre que
piensa en vos. CLEMENCE (Que había
hablado para sí misma, casi olvidando la
presencia del Peregrino, y
poco a poco va volviendo a la realidad) ¿Qué has dicho? EL PEREGRINO Que un hombre, a
veces, piensa en vos. CLEMENCE ¿Un hombre? EL PEREGRINO Un trovador. CLEMENCE ¿Un trovador? ¿Cuál
es su nombre? EL PEREGRINO Se llama Jaufré
Rudel, Príncipe de Blaye. CLEMENCE (fingiendo
indiferencia) Jaufré... Rudel...
Probablemente me
haya visto cuando era niña... EL PEREGRINO No, él nunca os ha
visto... al parecer. CLEMENCE (turbada) Pero entonces,
¿cómo podría conocerme? EL PEREGRINO Un viajero le dijo
un día que vos erais hermosa, sin la
arrogancia de la belleza; noble, sin la
arrogancia de la nobleza; y piadosa, sin la
arrogancia de la piedad. Desde entonces,
piensa en vos constantemente... al parecer. CLEMENCE ¿Y habla de mí en
sus canciones? EL PEREGRINO Él no le canta a
ninguna otra dama. CLEMENCE Y... ¿menciona mi
nombre en sus canciones? EL PEREGRINO No, pero los que
escuchan saben que habla de vos. CLEMENCE (Angustiada, y
de pronto irritada) ¿De mí? Pero ¿con qué
derecho habla de mí? EL PEREGRINO Dios os otorgó
belleza, Condesa, pero es para los
ojos de los demás. CLEMENCE ¿Y qué dice ese
trovador? EL PEREGRINO Lo que dicen todos
los poetas, que sois bella, que
os ama. CLEMENCE (Indignada) Pero ¿con qué
derecho, Señor, con qué derecho? EL PEREGRINO Vos no tenéis
obligación de amarlo, Condesa, pero no podéis
evitar que él os ame desde lejos. Él ya lo dice en
sus canciones: que sois una
estrella distante y que él suspira
por vos sin esperanza de
ser correspondido. CLEMENCE ¿Y qué más dice? EL PEREGRINO No tengo buena
memoria... Cantó una canción
que dice algo así como: "Nunca gozaré del
amor si no gozo de este
amor distante, porque uno más
noble y mejor no conoceré en ninguna parte,
ni cerca ni lejos. Su valor es tan
grande y tan verdadero que allá, en el
país sarraceno, yo desearía, por
ella, estar cautivo". CLEMENCE (con lágrimas en
los ojos) ¡Oh Señor, soy yo
quien lo inspira! EL PEREGRINO (prosiguiendo el
mismo tono) "Tengo a Nuestro
Señor por verdadero. Por Él veré al amor
distante, pero por una gracia
que Él me concede dos males me da,
pues ella está muy lejos. ¡Ah, quisiera ir
allí como peregrino para que mi cayado
y mi esclavina fueran contemplados
por sus hermosos ojos ". CLEMENCE (Continúa
fingiendo poco interés, pero temiendo que su
voz la traicione) ¿Recuerdas otros
versos? EL PEREGRINO Él dijo: “Dice la
verdad quien me juzga ávido y anhelante
del amor distante. Porque nada me
alegraría tanto como disfrutar de
este amor distante. Pero lo que quiero
me es negado. Así lo ha dispuesto
mi destino: yo puedo amar, pero
no ser amado... " Y él dijo muchas
otras cosas que no puedo
recordar... CLEMENCE (que intenta
mostrarse menos turbada de lo que está) Si tú regresaras un
día junto a ese hombre, dile... dile... EL PEREGRINO ¿Qué debo decirle? CLEMENCE No, no, no le digas
nada. (Ella se da la
vuelta y el Peregrino se retira sin
decir una
palabra. Al verse sola, empieza a canta,
en occitano,
algunos de los versos que le recitó el
Peregrino) CLEMENCE "Jamás disfrutaré
del amor si no gozo de ese
amor distante, pues mejor y más
noble no lo tendré en ningún lugar, ni
cerca ni lejos...” (El Peregrino,
escondido detrás de una columna, la
observa y
escucha. Luego se aleja, mientras que
ella vuelve a la
normalidad) CLEMENCE Si este trovador me
conociera, ¿cantaría con tanto
fervor? ¿Me cantaría si
pudiera sondear mi alma? Hermosa, y sin la
arrogancia de la hermosura... Eso ha dicho... ¿Hermosa? ¡Pero mirando a mi
alrededor constantemente para comprobar que
ninguna otra es más hermosa! ¿Noble, y sin la
arrogancia de la nobleza? Pero yo ansío a la
vez las tierras de Occidente y de
Oriente, ¡como si la
Providencia estuviera en deuda conmigo! ¿Piadosa, y sin la
arrogancia de la piedad? Pero me pavoneo con
mis mejores vestidos cuando voy a misa,
¡y luego me
arrodillo en la iglesia con el espíritu
vacío! Trovador, trovador,
sólo soy hermosa en el espejo de tus
palabras.
TERCER
ACTO Cuadro Primero (En el castillo
del príncipe de Blaye) JAUFRÉ Peregrino,
Peregrino, dime antes de nada, ¿la has visto? EL PEREGRINO Sí, mi buen
príncipe, la vi. JAUFRÉ ¡Ah, eres pues más
afortunado que yo! Estoy celoso de tus
ojos, y ahora que te hablo de ella, la vuelves a
recordar, admítelo. EL PEREGRINO Sí, cuando hablo de
ella, vuelvo a verla. JAUFRÉ Entonces dime,
¿cómo es? EL PEREGRINO Es como os la he
descripto veinte veces ya, o tal vez
cincuenta. Jaufré, quizás... quizás deberíais
pensar un poco menos en ella. JAUFRÉ (exaltándose) ¿Menos? EL PEREGRINO ¡Sí, menos! Deberíais pensar un
poco menos en la dama distante y prestar más
atención a vuestro feudo y la buena gente
que lo habita. No salís del
castillo y habláis sólo con vuestro
laúd. Todo el mundo en la
región piensa que estáis loco. JAUFRÉ Y tú también, amigo
mío, ¿lo crees así? EL PEREGRINO Cuando se le dice a
un hombre: "estás loco" es que así lo
creemos. Cuando se piensa
que está loco, simplemente nos conformamos en
complacerlo discretamente. JAUFRÉ (calmándose tan
repentinamente como se había exaltado) Sin embargo, yo
estoy loco, Peregrino, por nuestro Señor
que estoy loco. Desde de que me
hablaste de ella, no existe ninguna
otra cosa en mi mente. Por la noche, en
sueños, se me aparece ese
rostro tan dulce, con sus ojos color
de mar que me sonríen... Y me digo a mí
mismo que es ella, a pesar que nunca
la he visto. Luego, en la
mañana, me lamento en mi cama por no haberla
podido acariciar ni retener. ¿No es esto una
locura, Peregrino? ¡Y pensar que ella,
allá, a lo lejos, no sospecha nada! EL PEREGRINO (Que lo ha
observado con una mezcla de fascinación
y compasión, y que después de
una larga duda, finalmente se decide a
hablar) Jaufré, ¡ella lo
sabe! (Se produce un
denso silencio, en el que todo el peso del
destino cae sobre ambos hombres) JAUFRÉ ¿Qué dices,
Peregrino? EL PEREGRINO Os he dicho que
ella lo sabe. JAUFRÉ ¿Qué sabe ella? EL PEREGRINO Ella sabe todo lo
que necesitaba saber. Que vos sois un
poeta y que le cantáis a
su belleza. JAUFRÉ ¿Cómo llegó a
saberlo? EL PEREGRINO Ella me preguntó, y
yo se lo dije. JAUFRÉ ¿Por qué? ¿Por qué
me has hecho esto? EL PEREGRINO No podía mentirle.
Todos saben el
nombre de la persona a la que cantáis, ¿Con qué derecho yo
debía ocultárselo? JAUFRÉ (Sorprendido) ¡Lo sabe! EL PEREGRINO Si vos la amáis,
debéis decirle la verdad. Hice lo que vos
habríais hecho en mi lugar... JAUFRÉ ¡Lo sabe! EL PEREGRINO ¡Ella lo habría
sabido tarde o temprano y por medio de una
boca maliciosa! JAUFRÉ (que sale poco a
poco de su aturdimiento) ¿Qué sabe ella
exactamente? ¿Le has dicho mi
nombre? EL PEREGRINO Sí, ella sabe
vuestro nombre y que sois príncipe
y trovador. JAUFRÉ ¿Le dijiste que la
amaba? EL PEREGRINO ¿Cómo no iba a
decírselo? JAUFRÉ ¡Desgraciado! ¿Y cómo lo ha
tomado ella? EL PEREGRINO Al principio
parecía ofendida. JAUFRÉ (Ofendiéndose él
mismo) ¿Ofendida? EL PEREGRINO Fue sólo la primera
reacción, el pudor de una
noble dama a la que un extraño le canta
sin que ella lo sepa. Pero poco después,
ella parecía resignada. JAUFRÉ (igualmente
ofendido) ¿Resignada? EL PEREGRINO Quiero decir que
llegó a comprender que vuestra actitud
era la de un hombre de honor, languideciente pero
respetuoso. Incluso creo que se
sintió halagada... JAUFRÉ ¿Halagada? Ella que está por
encima de todo, por encima de las
cumbres de las montañas, ¿halagada? Ofendida,
resignada, halagada ¡qué palabras
desafortunadas le aplicas! ¡Ah, Peregrino,
Peregrino, nunca deberías
haberme traicionado! (El Peregrino
intenta justificarse de nuevo, pero
Jaufre no le da tiempo) JAUFRÉ ¿Le has recitado
mis poemas? EL PEREGRINO Yo no tengo tan
buena memoria, así que los
canturreé más o menos... JAUFRÉ (Casi gritando
de rabia) ¡Más o menos! ¿Qué quieres decir
con "más o menos"? Paso mis días y
noches componiendo
canciones, cada nota y cada
rima deben pasar una prueba de
fuego, me desnudo y me
visto veinte, treinta veces antes de encontrar
la palabra justa que estaba
esperándome toda la eternidad, colgando del cielo,
aguardando su lugar. ¿Y tú, y tú las
recitas más o menos? ¿Y tú las
canturreas más o menos? ¡Infeliz!
¡Desdichado! ¡Cómo puedes
traicionarme así y luego pretender
ser mi amigo! EL PEREGRINO (herido) Tal vez será mejor
que me marche. JAUFRÉ (arrepentido) ¡No, espera,
perdóname! Todo me altera los
nervios. Perdóname, amigo
mío, no dejaré que te
vayas enfadado. Si hay un hombre en
este mundo que tiene derechos
sobre mí, ese sólo eres tú,
Peregrino, mi amigo, que fuiste el
primero que me habló de ella. Pero lo que dices
me trastorna, porque yo ya no
podré pensar en ella sin pensar que ella
también me mira de lejos. Me era muy dulce
contemplarla a gusto, sin que me viera.
Era fácil para mí
componer canciones porque ella no las
oía. Pero ahora,
ahora... (reflexionando
largamente) Ahora ella tendrá
que escucharlas de mi boca. Sí, de mi boca y de
ninguna otra. Si ella se sonroja
escuchando mi canción, quiero verla
ruborizarse. Si se estremece,
quiero verla estremecerse. Si suspira, quiero
oírla suspirar. Ella no está tan
lejos, e incluso tú puedes... incluso puedes
susurrarme su nombre. EL PEREGRINO (con timidez) Clemence, se llama
Clemence. JAUFRÉ (Arrepentido) ¡Clemence!
¡Clemence! ¡Clemente es el
Cielo! El mar clemente se
abrirá ante mí para que yo lo
cruce sin mojarme los pies hasta el país en
que ella respira... Cuadro Segundo (Playa de
Trípoli. Clemence pasea dando la espalda
a la Ciudadela y su
rostro mira hacia el mar. Algunas
mujeres la siguen a
cierta distancia. Se vuelve y continúa
la canción de Jaufré del
final del segundo acto) CLEMENCE "Tengo a Nuestro
Señor por verdadero. Por Él veré al amor
distante, pero por una gracia
que Él me concede dos males me da,
pues ella está muy lejos. ¡Ah, quisiera ir
allí como peregrino para que mi cayado
y mi esclavina fueran contemplados
por sus hermosos ojos ". “Dice la verdad
quien me juzga ávido y anhelante
del amor distante. Porque nada me
alegraría tanto como disfrutar de
este amor distante. Pero lo que quiero
me es negado. Así lo ha dispuesto
mi destino: yo puedo amar, pero
no ser amado... " TRIPOLITANAS Ahora ella se ve
atrapada en las redes del
trovador. Ella canta sus
canciones, se siente halagada. ¿Qué fruto puede
traer un amor distante? Ni una agradable
compañía, ni un dulce abrazo, ni boda, ni
tierras, ni hijos... ¿Qué fruto puede
traer el amor de lejos? Sólo va a alejar de
ella a los que pretenden
su mano: el Príncipe de
Antioquía y el anciano Conde
de Edesa. (Susurrando) E incluso dicen,
dicen, que el hijo del
Emperador Basilio... UNA VOZ EN LA
MULTITUD A vosotras que la
criticáis, ¿qué beneficio os
ha reportado los hombres que
tenéis a vuestro lado? Príncipes o
sirvientes, os han convertido en
siervas. Cuando están junto
a vosotras o cuando se van... ¡siempre os hacen
sufrir! CLEMENCE Dices la verdad,
hija mía, amiga mía... ¡Bendita seas!
¡Bendita seas! CORO DE
TRIPOLITANAS ¿Y vos Condesa, no
sufrís? ¿No sufrís por
estar tan lejos de la persona que
os ama? ¿Por no poder
adivinar en sus ojos si aun os desea? ¿No sufrís, ni
siquiera, por saber a qué se parece su
mirada? ¿No sufrís por no
poder cerrar los ojos, sintiendo que sus
brazos os rodean y os estrechan
contra su pecho? ¿No sufrís al no
sentir su aliento sobre vuestra piel? CLEMENCE (Como
sorprendida) No, por Nuestro
Señor, yo no sufro. Tal vez un día
sufriré, pero por la gracia
de Dios, no, aún no sufro. Sus canciones son
más que caricias, pero no sé si
amaría al hombre como amo al poeta; no sé si amaría su
voz tanto como amo su
música. No, por Nuestro
Señor, no sufro. Sin duda sufriría
si esperaba a ese hombre y no viniera, pero no lo espero. Sabiendo que allá,
lejos, en mi país, un hombre piensa en
mí, me siento cera de
mi tierra natal. Soy el ultramar del
poeta y él es mi ultramar. Entre nuestras dos
orillas viajan las tiernas
palabras. Entre nuestras dos
vidas viaja la música... No, por Nuestro
Señor, no sufro. No, por Nuestro
Señor, no lo espero, no lo espero... Interludio
CUARTO
ACTO (En el barco que
traslada a Jaufré oriente. El día
comienza a declinar, pero
aún no es de noche. El mar, que está en
calma, adquiere un
tono índigo) JAUFRÉ (desbordante de
vida) ¿Me creerías,
Peregrino, si te dijera que esta es la primera vez que
pongo un pie en el agua? Siempre he vivido
cerca del mar, Veo a marineros,
peregrinos y comerciantes zarpar y volver o
no volver... He cantado con
ellos, he escuchado sus historias, pero esta es la
primera vez que pongo un pie en el agua. EL PEREGRINO (calmadamente) Para mí, esta es la
décima travesía, o la duodécima, pero siempre es
como la primera vez... Al comienzo del
viaje, siempre me mareo, mi cuerpo se
bambolea y noto la boca amarga. En ese momento
prometo que nunca más me
embarcaré, pero luego,
lentamente me levanto dejándome invadir
por la inmensidad del cielo y el olor de las
olas. Mi espíritu ya está
en la otra orilla... JAUFRÉ (Más exaltado) Nunca antes había
tenido ganas de embarcarme. Pero ahora, al
final de este viaje está Trípoli. ¡Al final del viaje
estará Clemence! Este será mi
segundo nacimiento; el agua del
bautismo será profunda y fría. Al final de la
jornada iniciaré una nueva vida. EL PEREGRINO (fatigado) Mientras llega ese
momento, debéis descansar un poco. JAUFRÉ (agitado,
inclinándose sobre el agua) Peregrino, ¿sabes
por qué el mar es azul? EL PEREGRINO Debido a que es el
espejo del cielo. JAUFRÉ Y el cielo, ¿por
qué es azul? EL PEREGRINO ¡Debido a que es el
espejo del mar! Pero debéis
acostaros como yo, Jaufré, la travesía
será larga... Interludio (De mala gana,
Jaufré acepta acostarse. La noche es más
oscura, ahora, y
el mar está cada vez más calmo. En medio
de la noche
Jaufré tiene un sueño y se despierta
sobresaltado) JAUFRÉ ¡La he visto,
Peregrino, la vi como te veo a ti! EL PEREGRINO (Todavía cansado
y con sueño) Jaufré, vos no me
veis y yo tampoco os veo, ¡está muy oscuro...
lo habéis soñado! JAUFRÉ
Estaba aquí, y su cuerpo y su rostro, y su vestido blanco
se iluminaron en la noche. ¡Cantó una canción
que escribí para ella! (El sueño se
materializará en el escenario mientras
Jaufré le narra al
Peregrino. Vemos a Clemence con el
vestido blanco avanzar
hacia el mar haciendo señas a Jaufré
para que la siga) Dúo CLEMENCE "Tu amor invade mi
espíritu por entero en la vigilia y en
el sueño, pero es el sueño lo
que prefiero porque en sueños tú
eres mío!" "Tu amor invade
todo mi espíritu en la vigilia y en
el sueño; y tengo una dicha
maravillosa pues disfruto la
alegre dicha del amor, tu amor” JAUFRÉ Cuando la miré a
los ojos, sonrió y me hizo
señas para que la siguiera. Luego, ella se
marchó, como una reina, arrastrando su
vestido tras ella, como la viste la
primera vez, en Trípoli, el domingo de
Pascua. La seguí, pero de
repente la vi alejarse del barco y caminar
sobre el mar, como Nuestro Señor,
sin hundirse. Se volvió hacia mí abriendo sus
brazos, pero yo no me
atreví a avanzar hacia ella. Me quedé aferrado a
la borda sin atreverme a
unirme a ella. Lloré de vergüenza
por mi cobardía. Al despertar, tenía
lágrimas en los ojos y ella había
desaparecido. EL PEREGRINO Calmaos, Jaufré, es
sólo un sueño embaucador. Vos no sois un
cobarde. Habéis emprendido
este viaje precisamente para
llegar hasta vuestra dama distante. JAUFRÉ Estoy asustado,
Peregrino, tengo miedo. Tú eres la voz de
la razón, pero el miedo no
escucha la voz de la razón. Temo que no la
encontraré y tengo miedo de
encontrarla. Tengo miedo de
desaparecer en el mar antes de llegar a
Trípoli y tengo miedo de
llegar a Trípoli Tengo miedo de
morir, Peregrino, y tengo miedo de
vivir. ¿Me entiendes? (Sale el sol,
pero el mar está cada vez más agitado.
Jaufré, lívido,
se aferra a la barandilla del barco) JAUFRÉ (Para sí) Debería ser el
hombre más feliz del mundo, y soy el más
desesperado... (Se produce una
sacudida del barco. Jaufré pierde el
equilibrio, pero se recupera
con dificultad. Los compañeros se
divierten) COMPAÑEROS
Hemos conocido
guerreros intrépidos que se lanzaban a
la palestra ofreciendo sus
cuerpos a las espadas enemigas, pero sin embargo
temblaban en el mar... Hemos conocido a un
poderoso rey que con una mirada
estremecía a condes y caballeros; y que a la cabeza
de sus tropas, atravesaba
desiertos y montañas, pero que temblaba
en el mar. JAUFRÉ (Escucha, no sin
irritación, luego se vuelve al
Peregrino) Si nuestros
compañeros supieran por qué tiemblo, no cantarían así. No es el mar lo que
me asusta... (El Peregrino
asiente y no dice nada) JAUFRÉ ¿Crees que se lo
han dicho, Peregrino? ¿Crees que le han
dicho que venía a Trípoli? ¿Crees que le han
dicho que me he hecho cruzado? EL PEREGRINO Esas cosas se
saben, sí. No sé por boca de
quien, pero yo sé que se
saben, sí. Yo, que he
recorrido mares y reinos, sé que cada vez que
llevo una noticia a una
ciudad, alguien, antes que
yo, la ha llevado ya. Algunos piensan que los secretos de
los hombres son susurrados al
viento por los ángeles... (Jaufré apenas
escucha. Recayendo en la melancolía,
reanuda su lamento) JAUFRÉ Debería ser el
hombre más feliz del mundo y soy el más
desesperado... Debería tener prisa
por llegar a Trípoli y me encuentro
mendigando al cielo que ni la más leve
brisa infle nuestras
velas. Si en este momento
un genio saliendo de las olas me dijera:
"Pídeme lo que
quieras, Jaufré, y tu deseo se
cumplirá", no sabría qué
desear. ¿Querría ver ante
mí a la mujer inmaculada y que ella me viera
delante suya? ¿Querría cantar al
amor de lejos, cuando mis ojos la
contemplen de cerca y cuando aceche
cada uno de sus latidos, de sus párpados,
cada pliegue de sus labios, y cada suspiro? Nunca debí
emprender este viaje. ¡De lejos, el sol
ilumina el cielo, pero de cerca es
como el fuego del infierno! ¡Debería de haberme
dejado arrullar a la distancia por su lejana
luminosidad, en vez de venir a quemarme!
Yo era Adán y la
distancia era mi paraíso terrestre. ¿Por qué tenía que
caminar hacia él? ¿Por qué me acerco
a la fruta? ¿Por qué me acerco
a la estrella incandescente? (El mar está
cada vez más agitado y el cielo tempestuoso.
Jaufré vacila y se tambalea. El Peregrino lo
sostiene y lo ayuda a acostarse)
QUINTO
ACTO (El jardín de la
Ciudadela, en Trípoli. Clemence otea el
horizonte. El
coro de mujeres de Trípoli le cuenta las
noticias que ella espera
y teme a la vez escuchar) CORO DE
TRIPOLITANAS (En lugar de una
canción verdadera, se oyen unas pocas y caóticas
palabras desordenadas, como un clamor
que emergen en medio
del ajetreo del puerto y el rumor del
mar) ¡Condesa, mirad!
¡En el puerto, en
el muelle, la nave! ¡Allí está! ¡Ja!
¡Ja! ¡Ja! ¡Los peregrinos,
los estandartes, la nave! ¡El trovador!
¡Allí, Condesa! ¡El trovador! ¡En el puerto, los
cruzados, la nave! Lmina! Lmarkab!
¡Ja! ¡Ja! ¡Ja! ¡El trovador! ¡Allí
está! ¡Allí está! CLEMENCE (Después de
haber silenciado a sus compañeras) ¡Así que el
insensato ha venido! No ha querido
seguir siendo la sombra lejana, el enigmático rumor
que se propaga, la voz poderosa de
un eco lejano. No se contenta con
ser poeta y trovador. ¡El insensato
ha venido! (El bullicio se
reinicia. Clemence lo escucha y
vuelve hacerlo callar) ¡Así que el
insensato ha venido! ¡El loco de amor! Ha cruzado la mar
para contemplarme tal cual soy y para que yo lo
contemple en toda su
dimensión de hombre. Para que yo vea
como sus labios se mueven cuando
hablan de mí. ¿Debo mostrarme
atenta, halagada,
agradecida? ¿O acaso reticente,
y fingir indiferencia? ¿Debo permanecer
distante, inaccesible? ¿O, por el
contrario, mostrarme cercana? ¿Cómo se
comportaría la mujer de sus canciones,
la que él llama su
amor de lejos? ¡El insensato
ha venido! (El clamor del
coro se reanuda una vez más cubriendo
brevemente las
últimas palabras de la Condesa. El
Peregrino llega
agitado, un poco menos digno de lo
habitual) EL PEREGRINO ¡Noble dama, le
traigo una noticia, una noticia que le
va a disgustar! CLEMENCE (Pensando que
está a punto de anunciar la llegada
de su trovador,
se muestra un tanto jocosa y alegre) Peregrino, déjame
juzgar por mi misma si me va a gustar o
no. Puede ser que tus
buenas noticias me entristezcan y
tus malas noticias me llenen de
alegría. Es posible también
que todas tus noticias me dejen
indiferente. ¿Qué me dices? EL PEREGRINO Se trata de Jaufré,
Rudel Jaufré. CLEMENCE (Con una voz que
pretende ser firme, pero que no lo
consigue) ¿El trovador? La noticia que me
traes, ya la sé. Se ha hecho
cruzado, según me han dicho, y su nave acaba de
atracar en Trípoli. ¿Cuántos días
permanecerá aquí? EL PEREGRINO No se trata de eso,
noble señora, yo vine a deciros
que se está muriendo. CLEMENCE ¡Señor! ¡Oh, Señor!
¡Señor! ¡Señor! EL PEREGRINO Cayó enfermo en el
mar, y ya no se despertó. Huye de este mundo
y sólo vos podéis
retenerlo en él. CLEMENCE ¿Dónde está? EL PEREGRINO En un momento
llegará aquí. CLEMENCE (Algo más
tranquila, pero en guardia) Si es capaz de
subir hasta la Ciudadela, entonces no está
tan mal como tú dices. EL PEREGRINO Cuatro hombres lo
traen en una camilla. ¡Ahí llegan! (Jaufré llega
llevado por cuatro de sus compañeros.
Está sin sentido,
pero ante los ojos de Clemence, recupera
lentamente la
conciencia) JAUFRÉ ¡Eres tú, eres tú, te habría
reconocido entre todas las mujeres! CLEMENCE (Inclinándose un
poco sobre él) ¿Cómo te sientes? JAUFRÉ Feliz... (Lo dice con
dolor) Feliz como puede
estar un hombre cuyo destino no te
es indiferente. CLEMENCE (hablándole
aparte al Peregrino) ¿Qué ha dicho el
médico árabe? EL PEREGRINO Dice que vivirá, a
lo sumo, hasta el amanecer. CLEMENCE ¡Dios mío! JAUFRÉ No susurréis, no
ignoro nada acerca de mi estado. Los médicos pueden
mentir para tranquilizar a
los moribundos, pero los latidos
del corazón no mienten. CLEMENCE (Tomando su mano
entre las suyas y queriendo
tranquilizarlo) Es posible que
Nuestro Señor no quiera aún
separarte de los que te rodean. JAUFRÉ ¡No abusemos de la
amabilidad del Cielo! Le pedí la gracia
verte antes de morir y ahora tú estás
ante mí. La última imagen
que guardaré de este mundo será la de tu
rostro y la de tus ojos abrasadores. La última voz que
he de oír, será la tuya, que intenta
calmarme. La última sensación
de mi cuerpo mortal, será la de mi débil
mano que se queda dormida en la palma de la
tuya. ¿Qué más puedo
pedirle al Cielo? Incluso si viviera
cien años, ¿cómo podría
conocer una dicha más plena? COMPAÑEROS EN
CORO ¡Maldito sea el
amor cuando nos hace despreciar la
existencia! ¡Maldito sea el
amor cuando traiciona a la vida y se alía con la
muerte! JAUFRÉ (se incorpora
iracundo para caer inmediatamente
agotado) ¡No maldigáis al
amor, compañeros, pues es él quien
nos otorga alegrías! ¿Por qué no tendría
el derecho de recuperarlas? El amor nunca es
indigno, somos nosotros los
que a veces no somos dignos del amor. El amor nunca nos
traiciona, somos nosotros los
que traicionamos al amor. CLEMENCE ¡Me hubiese gustado
tanto ser poetisa, para responderte
con palabras tan bellas como las
tuyas! JAUFRÉ Eres hermosa y yo
sólo soy el estanque donde tu belleza se
refleja... CLEMENCE Hay una cosa que
pensaba guardar callada, pero si no te la
digo hoy, me temo que nunca
la podré decir. Yo recitaba tus
canciones por la noche, a solas en mi
habitación, y lloraba de
felicidad. JAUFRÉ Si mis canciones
son hermosas, es porque mi amor
es puro y el objeto de mi
amor hermoso. Pero tú eres mil
veces más radiante y mil veces más
dulce de lo que esperaba. Si hubiera podido
contemplarte serenamente, hubiese encontrado
palabras mucho más hermosas acompañadas de una
música que penetrara en el alma. ¡Y te hubiera amado
aún más! CLEMENCE Yo también. Si nos hubiésemos
conocido... te habría amado. JAUFRÉ ¿Tanto como yo te
amo? CLEMENCE Tanto como tú me
amas. JAUFRÉ ¿Podrías haber
dicho: ¡Te amo, Jaufré!? CLEMENCE Podría haber dicho,
sí, ¡te amo, Jaufré! JAUFRÉ (la cabeza hacia
atrás, mirando el cielo) ¡Señor, perdóname,
quiero seguir viviendo! (sufre una
convulsión y Clemence lo toma en sus
brazos) Señor, si me
pudiera quedar unos instantes, sólo unos instantes
más... Si pudiera vivir un
poco, sólo un poco... Mi amor, que estaba
lejos y ahora está junto a mí; mi cuerpo, que está
entre sus brazos mientras respiro la
más dulce de las fragancias. Si la muerte
pudiera esperar en vez de acecharme
impaciente... EL PEREGRINO Pero si la muerte
no estuviera tan cerca, Jaufré, la mujer que amáis
no estaría en este momento a vuestro lado,
abrazándoos, ni el aire que
respiráis estaría impregnado con su
perfume, ni ella os hubiera
dicho "¡Te amo, Jaufré!" CLEMENCE ¡Te amo, Jaufré, y
me gustaría que vivieras! JAUFRÉ Si el Cielo
quisiera sanarme, ¿me llevarías de la
mano y me conducirías a tu habitación? CLEMENCE Sí, Jaufré, si el
Cielo en su bondad, estuviera dispuesto
a sanarte, yo te llevaría de
la mano y te conduciría a mi habitación. JAUFRÉ ¿Y me acostaría a
tu lado? CLEMENCE Y te acostarías
junto a mí... JAUFRÉ
¿Y pondrías tu cabeza en mi hombro? CLEMENCE Mi cabeza en tu
hombro... JAUFRÉ Tu rostro mirando
al mío, tus labios junto a
los míos... CLEMENCE Mis labios junto a
los tuyos... (Ella lo besa) JAUFRÉ En este momento,
tengo todo lo que deseo. ¿Qué más se le
puede pedir a la vida? (Su cuerpo se
debilita y se desploma. No se mueve.
Clemence se
mantiene un momento junto a él, con la
cabeza apoyada
en su hombro, luego se alza para orar) CLEMENCE (Acompañada a
veces por el coro y otras veces en
conjunto) ¡Confío todavía,
Dios mío, todavía confío! Los antiguos dioses
podían ser crueles, pero Tú no, Tú no,
¡oh, Dios! Tú eres la bondad y
la compasión, Tú eres la misericordia.
¡Espero todavía,
Dios mío, aún tengo esperanzas! CORO Tú eres la bondad y
la compasión, Tú eres la misericordia.
¡Yo confió todavía,
Dios mío, aún tengo esperanzas! CLEMENCE Este mortal sólo
lleva en su corazón el amor más puro. El ofrendó su vida
a un ser lejano y desconocido sólo para conseguir
una sonrisa a cambio. Da las gracias al
cielo por lo poco que
recibe y sin pedir nada a cambio. Si con alguien como
él, Señor, no eres generoso, ¿con quién has de
serlo? (El Peregrino
examina a Jaufré y descubre que ya no
respira. Hace señas a
Clemence, que lo interroga con la
mirada, de que todo ha
terminado. Luego, Clemence se inclina
sobre su amante y
comienza a acariciarlo como a un niño
dormido. Poco a poco, su
tristeza da paso a la ira y a la
rebelión. Ella se levanta e
increpa al cielo con un puño vengativo
levantado) CLEMENCE Yo creía en Ti. Confiaba que mi
Dios, con un ser tan
generoso, habría de mostrarse
más generoso aún. Yo creía en Ti. Confiaba, Dios mío,
que con alguien tan
amoroso te mostrarías
todavía más amoroso aún. Que nos concederías
un momento, un solo momento de
verdadera felicidad; sin dolor, sin
enfermedad, sin la muerte
acechando... Un breve momento de
simple alegría. ¿Era pedirte
demasiado? AMBOS COROS ¡Cállate, mujer, tu
pasión te pierde! ¡Cállate, mujer,
silencio! CLEMENCE ¿Por qué has
querido castigarlo? ¿Por haberme
llamado diosa? ¿Por haber simulado
ser un cruzado que iba a luchar
contra los infieles, cuando en realidad
venía a reunirse conmigo? ¿Acaso estás celoso
de la frágil
felicidad humana? AMBOS COROS ¡Cállate, mujer, tu
pasión te lleva por el mal camino! ¡Cállate, mujer,
silencio! CORO DE
TRIPOLITANAS ¿Quieres atraer la
desgracia y la maldición sobre la
ciudad? ¿Quieres que el mar
se enfurezca y que las olas
salten sobre los muros para hundir
nuestras casas y ahogar a nuestros
niños? COMPAÑEROS DE
JAUFRÉ ¿Traerás el castigo
de Dios sobre todos nosotros? ¿Quieres que Él nos
abandone en alta mar cuando la tormenta
se desencadene? ¿Que nos abandone
en la batalla cuando el enemigo
se lance contra nosotros? AMBOS COROS ¡Cállate, mujer, tu
pasión te pierde! ¡Cállate, mujer,
silencio! CLEMENCE (Vagando por el
escenario con su amplio vestido blanco
que se agita
como un velero azotado por el viento) Jaufré quiso venir
a mí y se encontró con
la Muerte. ¿Es posible que mi
belleza sea el cebo de la
Muerte? Creyó ver en mí la
claridad, ¡cuando yo era la
guardiana de las tinieblas! ¿Cómo podré volver
a amar otra vez? ¿Cómo podré
desnudar mi cuerpo? ¿Abrir mi corazón a
la mirada de un amante? EL PEREGRINO (afectado por la
suerte de su amigo, pero más moderado
que Clemence,
expresa también su remordimiento. No se
trata de un
diálogo, sino de dos monólogos
paralelos) Y a mí, Señor, ¿por qué me has
elegido para esta tarea? De una orilla a
otra, de una confidencia a otra, creía tejer los
hilos blancos de un vestido nupcial y sin saberlo...
¡tejía una mortaja! (Se aleja como
un ángel caído, o bien se queda estático
como una estatua de sal) CLEMENCE Ya no merezco ser
amada. Ya no merezco ser
cantada por un poeta, ni estrechada
contra el pecho de un hombre, ni
acariciada. Mañana, después del
funeral, me pondré de luto. Me pondré un
vestido de lana gruesa y me refugiaré bajo
el techo de un monasterio, donde ya no saldré
ni viva ni muerta. Soy la viuda de un
hombre que no me conoce. ¡Jamás un hombre
entrará en mi lecho! (Como si ya
estuviera en el convento, se arrodilla y
reza, primero en
silencio, luego en voz alta, frente al
cuerpo sin vida
de su amante. Joufré está como en un
altar, de modo
que no queda claro si ella le reza a él
o a Dios, contra
el que antes se había revelado. Las
palabras que emplea son
ambiguas) CLEMENCE Si tu nombre es
Amor, sólo a Ti te amo, Señor; si tu nombre es
Bondad sólo a Ti te adoro; si te llamas Perdón
yo sólo te adoro a Ti, Señor; si te llamas
Pasión, yo te adoro sólo a Ti. Mi oración se eleva
hacia Ti,
que estás tan lejos de mí. ¡Perdóname por
haber dudado de tu amor, perdóname por haber
dudado de Ti! Tú, que has dado tu
vida por mí, perdóname por haber
permanecido tan alejada. Ahora eres Tú quien
está lejos. ¿Todavía puedes
escuchar mi oración? Ahora eres Tú el
que está lejos. Ahora Tú eres el
amor de lejos. Señor, Señor, Tú
eres el amor, Tú eres el amor de
lejos... Digitalizado y
traducido por: José Luís
Roviaro 2021
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